lundi 23 avril 2018
Financement du terrorisme: L'Elysée savait pour le financement de Daesh par Lafarge et a laissé faire
23:53:00
Dans l’affaire du financement de l’Etat islamique par l’entreprise de matériaux de construction, «Libération» révèle que les renseignements français étaient informés de façon précise et régulière par le directeur sûreté. L’Elysée et le Quai d’Orsay participaient à des discussions stratégiques sur l’envoi de soldats dans l’usine.
- Syrie: comment Lafarge informait l'Etat français
La révélation est sulfureuse, et ouvre un nouveau front dans l’enquête judiciaire sur les agissements de Lafarge en Syrie. Ce 12 avril, Jean-Claude Veillard, ancien directeur sûreté de la multinationale française (qui a fusionné en 2015 avec le suisse Holcim), passe la journée dans le bureau de la juge d’instruction parisienne, Charlotte Bilger. Il fait partie des six dirigeants du cimentier mis en examen pour avoir versé d’importantes sommes d’argent, entre 2012 et 2014, à plusieurs groupes armés, dont l’Etat islamique, dans le but de poursuivre l’activité de la cimenterie syrienne en zone de guerre.
Lors de ce troisième interrogatoire, révélé par Libération, la juge questionne Jean-Claude Veillard sur un point crucial : les services de renseignements français étaient-ils informés de la «réalité du financement» de l’EI par Lafarge ? La réponse est limpide : «Je ne faisais aucun tri dans les informations que je donnais aux services des renseignements.» Et d’enfoncer le clou : «Au cours des réunions, j’ai donné toutes les informations.»
Selon l’agenda fourni par Jean-Claude Veillard aux enquêteurs, le directeur sûreté a rencontré à 33 reprises les différents services de renseignement extérieurs (DRM, DGSE) et intérieur (DGSI) entre 2012 et 2014. Un canal fructueux, qui a pu permettre au plus haut niveau de l’Etat d’être avisé en temps réel des équilibres militaires dans le nord de la Syrie, mais aussi de la réalité des agissements de Lafarge. Jusqu’ici, le scandale dépeignait surtout l’entêtement d’une multinationale pour engranger des profits au risque d’exposer ses salariés aux enlèvements et de contribuer au financement d’une organisation terroriste. Désormais, c’est l’Etat qui apparaît au cœur de l’affaire.
Fibre patriotique
Ancien commando marine, en poste dans l’entreprise depuis 2008, Jean-Claude Veillard, 64 ans, est un familier des cercles de la défense nationale. A la juge Bilger, il tient à préciser qu’il a «passé [sa] vie à combattre le terrorisme, en Afghanistan, en Bosnie, en Somalie». Décrit comme un homme à la fibre patriotique chevillée au corps, il noue au fil du temps une relation de confiance avec différents services secrets.
Lors d’une première audition le 3 avril, Veillard détaille la proximité qu’il dit avoir entretenue avec le renseignement français : «Mon point d’entrée pour la DGSE était le point d’entrée pour toutes les entreprises, qui n’était pas spécialement dédié pour Lafarge en Syrie. J’avais des échanges très réguliers avec lui [son contact à la DGSE, ndlr], au cours desquels je lui transmettais les informations dont je disposais. Il arrivait que des personnes en charge de la situation syrienne demandent à me rencontrer, ce que j’acceptais.» La juge tente alors de sonder l’importance de ses renseignements pour les services : «Etiez-vous la seule source d’information pour la DGSE ?» «Dans cette partie de la Syrie, j’aurais la prétention de le croire», rétorque le directeur sûreté.
LIRE AUSSI
De nombreux mails saisis lors d’une perquisition au siège de Lafarge documentent également la relation entre l’agence du boulevard Mortier et Jean-Claude Veillard. Pour converser avec le directeur sûreté, la DGSE opte pour la création d’une adresse mail dont l’intitulé est surprenant : grosmarmotte@gmail.com. Plusieurs fois, Veillard l’utilisera pour informer le service de la destinée de l’usine.
Ainsi, le 13 septembre 2014, il avise la DGSE de sa future rencontre avec deux dirigeants kurdes en France. L’EI attaque l’usine et en prend possession quelques jours plus tard, le 19 septembre. Dans un autre mail adressé à la DGSE, daté du 22 septembre, Veillard fait ouvertement part de son inquiétude : «L’usine est maintenant occupée par Daech qui bénéficie de notre cantine, clinique et base vie. […] Le contact a été établi pour la libération de nos collègues chrétiens. Nous recherchons maintenant une voie pour payer la “taxe” car leur jugement est simple : la conversion, la taxe ou la vie…»
Deux mois plus tard, le 17 novembre, nouveau bilan d’étape dressé par Jean-Claude Veillard. Il révèle alors à la DGSE qu’Amro Taleb – que l’on connaît aujourd’hui comme l’un des principaux intermédiaires entre Lafarge et l’EI – propose de «relancer l’usine sous le contrôle d’hommes “d’affaires” de Daech.» Le 23 décembre, enfin, Veillard écrit : «La situation évolue. Des représentants de Daech, par le biais de distributeurs locaux, ont commencé à établir des contacts avec certains de nos employés. Ils ont besoin de soutien technique pour remettre en route le générateur électrique. Nous résistons pour l’instant en arguant du fait que l’usine est pilotée depuis la France et qu’il est impossible de remettre en route localement.
L’argument ne tiendra pas longtemps.»Le lendemain, l’agent de la DGSE répond de façon étonnante. Depuis l’adresse mail avec l’alias «grosmarmotte», il demande à Jean-Claude Veillard d’envoyer «les plans de l’usine et les éléments de localisation GPS» sur une autre adresse, cette fois-ci sur @defense.gouv.fr. Puis poursuit : «Sinon nous sommes intéressés par tout élément sur les représentants de Daech en contact avec vos employés… Tel, mails, pseudos, descriptions, etc. bon courage.»
«Fond de carte»
Outre la DGSE, Jean-Claude Veillard fait également état de liens étroits avec les autres services français : «Nous fonctionnions de la même manière, j’avais un point de contact particulier avec la DGSI ainsi qu’à la direction du renseignement militaire (DRM)», relate celui qui a par ailleurs été candidat sur la liste Front national aux municipales à Paris en 2014. Loquace, le directeur sûreté précise aussi le travail de terrain qu’effectuaient les deux «gestionnaires de risques» de Lafarge en Syrie, le Norvégien Jacob Waerness, puis le Jordanien Ahmad Jaloudi, vétérans des services secrets de leurs pays respectifs.
Ces derniers collectaient «des informations auprès des conducteurs, des clients, des fournisseurs et parfois des employés», se souvient Veillard. Le sexagénaire récupère alors «tous les mois ou tous les deux mois […] un fond de carte qu’il travaillait sur Google» avant de le transmettre en direct «à la DGSE, à la DGSI et à la DRM». La juge Bilger relance : «Devaient-ils rencontrer les responsables de groupes armés ?» «Leur première mission, c’est l’acquisition du renseignement. Si ces rencontres pouvaient leur permettre d’obtenir des informations, ils pouvaient le faire», assure Jean-Claude Veillard.
En avril 2017, lors de la première phase des investigations, les enquêteurs ont tenté en vain de rencontrer l’ancien «gestionnaire des risques» norvégien de Lafarge. Jacob Waerness a officiellement quitté le cimentier à la fin de l’année 2013, et travaille désormais à Zurich en Suisse. «Jacob Waerness nous a indiqué qu’il n’avait pas de déplacement prévu à Paris dans les prochains mois. A la proposition de se voir à la frontière franco-suisse, […] Monsieur Waerness a décliné la proposition et nous a indiqué qu’il préférait que nous fassions le déplacement en Suisse», écrivent les douaniers sur procès-verbal. L’homme, qui a mis en scène une partie de son aventure syrienne dans un livre, n’a donc pour l’heure jamais répondu aux questions des trois juges d’instruction Charlotte Bilger, Renaud Van Ruymbeke et David de Pas. Son rôle semble pourtant primordial dans les relations avec les groupes armés en Syrie et la mise en place du système de versements d’argent.
La porosité entre le service sûreté de Lafarge et les services de renseignement est renforcée par deux recrutements effectués par Jean-Claude Veillard. Une contractuelle de la DCRI (future DGSI) travaille près d’un an et demi pour Lafarge, entre 2010 et 2011. Pour la remplacer, le directeur sûreté recrute cette fois-ci un agent de la DGSE. Veillard fait également valoir ses relations avec les patrons de deux services : «Je connaissais le directeur du renseignement militaire, le patron de la DGSI.» Selon nos informations, un déjeuner avec Patrick Calvar, alors à la tête du renseignement intérieur, a eu lieu mi-2016, à l’époque des premières informations du journal le Monde sur l’affaire.
LIRE AUSSI
Ce n’est qu’après plusieurs heures d’audition que Jean-Claude Veillard en arrive au point le plus sensible de ses déclarations. Les services de renseignement pouvaient-ils ignorer les remises d’argent aux nombreux groupes armés, parmi lesquels, à partir de novembre 2013, l’Etat islamique ? Le 12 avril, Jean-Claude Veillard se livre : «En 2013, j’ai compris l’économie générale au profit des groupes armés», puis en 2014, les «liens avec Isis [l’EI, ndlr]». La magistrate insiste : «Vous avez déclaré avoir appris la réalité du financement en 2014. Avez-vous informé les services de renseignement avec lesquels vous déclariez être en contact régulier des informations dont vous disposiez sur ce point ?»Jean-Claude Veillard réitère alors avoir «donné toutes les informations».«Quelle était leur réaction ?» enfonce la juge Bilger. «Ils engrangent les informations, c’est leur métier.» Une réponse sibylline, qui ouvre une suite logique : que savait le sommet de l’Etat de cette situation explosive ?
«Déploiement»
Les derniers éléments de l’enquête que nous révélons permettent d’obtenir une première indication du rôle joué par la diplomatie française et l’Elysée dès 2014, alors que l’usine syrienne venait d’être investie par l’EI. Sherpa, partie civile dans l'enquête, a demandé l'audition de Laurent Fabius, alors au Quai d'Orsay. «En octobre ou novembre», Jean-Claude Veillard fait état de contacts avec le cabinet militaire du président François Hollande. «Mon simple objectif était de faire comprendre que cette usine pouvait être utilisée comme base dans le cadre de déploiement des forces militaires françaises», explique le directeur sûreté de Lafarge dans le bureau du juge.
A la fin de l’année 2015, ce sont dans un premier temps les forces spéciales américaines qui prendront pied dans l’usine. Le 28 décembre 2015, Jean-Claude Veillard contacte par mail l’ambassadeur français pour la Syrie, basé à Paris, Franck Gellet, afin de le rencontrer : «J’ai informé le directeur de la DRM et le CEMP [état-major personnel] du PR [président de la République] de cette évolution de situation. […] Je sollicite un rendez-vous dès que possible afin que nous puissions partager avec vous les informations à notre disposition et que vous nous proposiez une stratégie pour garder le contact avec ce site.» Le commandement militaire retient finalement la proposition de Lafarge, et positionne des forces spéciales françaises dans l’usine, aux côtés des Américains, quelques semaines plus tard.•
Source: Liberation
Inscription à :
Publier les commentaires
(Atom)
Rechercher sur le blog
Inscription à la newsletter
Les plus consultés du mois
Médias citoyens
-
-
-
La course à la guerreIl y a 7 heures
-
-
-
-
Peur et ProvidenceIl y a 9 mois
-
Archives du blog
-
▼
2018
(769)
-
▼
avril
(75)
- A grand renfort de schémas, Netanyahou accuse à la...
- Israël lance des frappes de missiles sur la Syrie ...
- Big Brother chinois: Un homme repéré au milieu d’u...
- Quand Bernard Henri-Lévy utilise une fake news pou...
- Clash sur la BBC. Un député syrien dénonce en dire...
- Tariq Ramadan se serait vanté de ne pas être "un h...
- Paix en vue: poignées de mains historiques entre l...
- L'OIAC n'aurait trouvé "aucune preuve" d'armes chi...
- Le nouveau contrôle technique : encore une mesure ...
- OVERCAST-L' Éxpérience Climatique (Documentaire Ch...
- Macron: "Avec Trump, nous contribuerons à la créat...
- L'image du jour: double signes du cornu de Macron ...
- Au début de sa visite à Washington, Macron promet ...
- Les Etats-Unis ont totalement détruit la ville de ...
- Le rappeur Médine affirme pratiquer des rites vaud...
- Inquiétant: Samsung propose aux utilisateurs l'hyp...
- Cet homme politique islamiste refuse de regarder l...
- La honte: Aux Etats-Unis, Macron se fait tenir la ...
- Armes chimiques : les gaz lacrymogènes utilisés pa...
- "Attaque chimique" à Douma: La télé allemande raco...
- Financement du terrorisme: L'Elysée savait pour le...
- Un camp de concentration de 2 millions d'humains.....
- Macron va donner un gros chèque des deniers publiq...
- Un second petit Syrien évoque le tournage de la vi...
- ADN étrangers contaminants dans les vaccins: le pé...
- Vidéo à voir : la palme d’or de la crétinerie revi...
- La télévision publique russe demande aux citoyens ...
- Les "preuves" de Macron commentées par l'ancien Co...
- Un garçon de Douma révèle des détails sur le tourn...
- La blague du jour: Selon le Pentagone, 76 missiles...
- Frappes sur la Syrie : résultats et conséquences, ...
- La soeur de Mariah Carey balance sur le pédo-satan...
- Ces aliments qui nous empoisonnent
- Macron ou le théatre de Guignol au Parlement Europ...
- Selon le correspondant de guerre britannique Rober...
- Quand l'actuel conseiller à la sécurité nationale ...
- Des journalistes américains n’ont pas trouvé de pr...
- Les "Fake News" de la semaine de Macron et Castaner
- Chez Bourdin, Pinocchio a parlé: "Je n'ai pas d'am...
- Ridicule: Les Etats-Unis ont bombardé...un laborat...
- Crime contre l'humanité: Les Etats-Unis, Le Royaum...
- Le rapport de l’OIAC prouverait l’«innocence» du N...
- Le rapport français sur l'attaque chimique de Doum...
- Sky News a coupé l'ancien chef des forces armées b...
- Avant même l'enquête de l'OIAC, une centaine de mi...
- Enorme: Le ministère russe de la Défense a réussi ...
- L'ONU et le Pentagone affirment qu'il n'y a pas de...
- Skripal Novitchok - Le rapport de l'OIAC déformé p...
- Ces munitions et ateliers de fabrication chimique ...
- Les paroles prophétiques du chef d'Etat Major russ...
- Porton Down, laboratoire des expériences américain...
- Alerte rouge: Le Royaume Uni aurait ordonné d'envo...
- Trump il y a 5 ans: "Soyez prêts, il y a une petit...
- Les américains ont élu un fou comme président: Tru...
- Pierre le Corf avait prédit un mois avant un false...
- Comment Israël et ses partisans travaillent pour c...
- Ce documentaire sur la répression israélienne cont...
- Grève SNCF: De l’art d’écrire des reportages à l’a...
- Quand les Casques Blancs "sauvent miraculeusement"...
- Trump promet des «décisions majeures» sur la Syrie...
- False flag: comme prévu, les islamistes en perditi...
- 10 preuves que Donal Trump maltraîte sa femme Méla...
- L'ancien animateur Olivier Chiabodo dénonce des "a...
- Encore un bébé de deux mois qui décède 48H après a...
- Facebook censure une vidéo dénonçant la perte de s...
- Johnson a menti, la campagne antirusse autour de S...
- Fact cheking à 2 balles: Samuel Laurent des Décode...
- Crime de guerre: 7 enfants yéménites déchiquetés p...
- Le chef d’une secte liée à Clinton a été arrêté pa...
- Collector: voici le bourrage de crâne médiatique a...
- Vladimir Poutine : si la Russie est attaquée, ce s...
- Envoyé spécial revient sur les livraisons d'armes ...
- Gaza : de faux « affrontements », mais de vrais morts
- L’ambassadeur russe aux USA: Washington préparait ...
- Avant la fermeture, la société américaine Whirlpoo...
-
▼
avril
(75)
0 Commentaires:
Enregistrer un commentaire
Charte des commentaires:
La possibilité de commenter de façon anonyme a été désactivée suite à de trop nombreux abus (insultes, menaces de mort). Il faut désormais obligatoirement utiliser un compte Gmail pour commenter.
Pas de spams, d'insultes, de provocations stériles, de prosélytisme religieux à outrance, d'appels à la haine, à la violence ou d'apologie du terrorisme. Les commentaires ne sont pas un défouloir et ce blog n'est ni un tchat ni un forum. Les commentaires sont là pour apporter quelque chose au débat. Les trolls ne sont pas les bienvenus. Restez courtois dans vos échanges et, dans un souci de compréhension, écrivez uniquement en français, merci.
Les liens externes sont acceptés s'ils sont en rapport avec le sujet de départ. Les HS sont exceptionnellement tolérés s'ils relèvent d'un sujet connexe ou pertinent vis à vis du thème de l'article. Merci de vérifier vos sources avant de publier un lien vers un article tiers (pas de sites parodiques et de fausses nouvelles s'il vous plait).
La modération est parfois activée, parfois non selon les disponibilités de l'administrateur. Dans tous les cas, inutile de reposter vos commentaires, ils seront validés en temps voulu.
A chacun d'y mettre du sien afin de permettre d'échanger et de débattre dans le respect de chacun.